En 1988, alors que prend fin le post-punk et la no-wave aux USA et en Europe, la scène musicale du Brésil s’y vautre avec malice et provocation.
Le duo carioca Black Future (Carlos Antônio de Mattos aka Tantão et Márcio Bandeira aka Satanésio) illustre parfaitement comment ce courant musical blanc issu du punk et métissé de reggae et dub noir, s’est à nouveau transformé au contact de la culture Latine du samba et du carnaval, de la mémoire collective d’une ville (Rio de Janeiro), voire d’un quartier (Lapa), et de la critique sociale d’une société entière (le Brésil des années 80). Leur succès underground « Eu Sou O Rio » est emblématique d’une époque et d’un genre contre-culturels au Brésil. Le chercheur de sons Daniel Haaksman ne s’y est pas trompé, en l’intégrant à sa compilation essentielle de la scène post-punk du Brésil (Não Wave – Brazilian Post Punk 1982-1988, Man Recordings).
Pour la musique, une basse empruntée au triptyque PiL / The Fall / Wire y côtoie une rythmique traditionnelle de Rio de Janeiro jouée par une boîte à rythmes soutenue par des percussions : une sorte de « samba-noise », comme l’écrivait le magazine musical Blitz à la sortie de l’album.
Quant aux paroles, Márcio « Satanésio » Bandeira, chanteur du groupe, y décrit le Rio qu’on ne voit pas sur les cartes postales, et fait de cette chanson un anti-hymne touristique, ou plutôt un hymne du Rio des déclassés et des marginaux, dont les membres du groupe revendiquent faire partie, fièrement.
Il y évoque en brésilien les lieux interlopes de “son” Rio (la Galeria Alaska, club orienté gay et travesti le plus connu des années 70) et les figures les plus sulfureuses des quartiers populaires de la ville, notamment de Lapa : Zé do Queijo (figure mafieuse du quartier populaire de la Cachopa à Rio), Zé Kéti et Cartola (compositeurs de sambas populaires qui chantaient notamment le quotidien des favelas ; Cartola a vécu une vie misérable jusqu’à ses 60 ans malgré ses nombreux succès), Joãosinho Trinta (scénographe du carnaval de Rio très populaire qui a notamment voulu représenter le Christ Roi en mendiant), Sérgio Mallandro (humoriste de Rio, icône de la culture trash à la TV brésilienne), Madame Satã (João Francisco dos Santos, drag-queen mythique Noir des années 30, entre gangster et artiste, qui a donné son nom au club punk culte de São Paulo), Miguelzinho Camisa Preta (proxénète dandy célébré dans un samba classique)…
Un clin d’oeil ironique y est aussi fait au “brizolão”, un programme lancé par le gouvernement de gauche du sulfureux Leonel Brizola : des écoles publiques avec internat pour les enfants défavorisés, où les fonctionnaires devaient jouer le rôle de « parents sociaux ». Une forme de prison scolaire, si l’on écoute bien la façon dont le mot est prononcé par le chanteur des Black Future, pour qui le futur était noir… Mais le présent l’était peut-être déjà, en un sens. Et ça avait l’air de leur plaire.
[traduction libre des paroles par l’auteur de cet article]
« Je suis Rio,
Je suis Zé do Queijo
Je suis Zé Kéti
Joãosinho Trinta
Je suis Cartola
Sérgio Mallandro
[Je suis] de toute cette bande de marginaux
Qui sévissent à Lapa
Je suis l’Alaska
Dans ces lieux il y a beaucoup de pédés
Je suis la mer et la menace
Le Rio de la plage, le Rio du football
Le Rio de la caipirinha et du soleil
Je suis le Rio des favelas qui puent les ordures
Le Rio des rues embouteillées
Le Rio de beaucoup, beaucoup de malheurs
Le Rio de Madame Satã (de Chemise Noire)
Apothéose, Brizolão
Le Rio du désespoir et du mal
Le Rio de la médiocrité
Le Rio de l’absence de rêves
Rio, Rio, Rio…
Je suis Rio »
[original lyrics/ paroles originales – no copyright infringement intended]
« Eu sou o Rio
Sou Zé do Queijo
Eu sou Zé Kéti
Joãosinho Trinta
Sou Cartola
Sérgio Mallandro
De todo bando
De marginais
Que assolam a Lapa
Eu sou a Alaska
Nesses lugares
Têm muita bicha
Eu sou o mar e ameaça
O Rio da praia, o Rio do futebol
O Rio da caipirinha e do sol
O Rio das favelas que fedem a lixo
O Rio, o Rio, o Rio das ruas engarrafadas
O Rio, o Rio de muitas e muitas desgraças
O Rio do Madame Satã (do Camisa Preta)
Apoteose, Brizolão
O Rio do desespero e da maldade
O Rio da mediocridade
O Rio da falta de sonhos
O Rio, O Rio, o Rio…
Eu Sou o Rio »